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Les lettres du front comme source historique de la Première Guerre Mondiale (Russie)
Jeu 16 Avr 2015 - 11:28
Bonjour à tous,
Voici un article que j'ai eu à traduire pour une association (Association pour l'Etude de l'Histoire de la Russie et de l'Europe de l'Est, AEHREE), qui traite de la problématique des sources disponibles en Russie pour étudier la Première Guerre Mondiale. Point de vue intéressant dans la mesure ou celle-ci, du point de vue russe, est très rarement abordé en Europe occidentale, et même en Russie (éclipsé par la révolution de 1917).
Je poste ici (en spoiler) le texte traduit, pour ceux que ça intéresse.
Attention: c'est traduit du russe, par mes soins, les formulations peuvent sembler étranges par moment, c'est assez difficile à rendre en français.
Bonne lecture!
Sokolov
Voici un article que j'ai eu à traduire pour une association (Association pour l'Etude de l'Histoire de la Russie et de l'Europe de l'Est, AEHREE), qui traite de la problématique des sources disponibles en Russie pour étudier la Première Guerre Mondiale. Point de vue intéressant dans la mesure ou celle-ci, du point de vue russe, est très rarement abordé en Europe occidentale, et même en Russie (éclipsé par la révolution de 1917).
Je poste ici (en spoiler) le texte traduit, pour ceux que ça intéresse.
Attention: c'est traduit du russe, par mes soins, les formulations peuvent sembler étranges par moment, c'est assez difficile à rendre en français.
- Les lettres du front comme source historique de la Première Guerre Mondiale::
- N.D. Postnikov
Docteur en sciences historiques, professeur agrégé
Université d’État Régionale de Moscou (MGOU)
Traduit du russe par Godefroi Engelberg
Les lettres du front comme source historique de la Première Guerre Mondiale :
L'histoire de la Première Guerre mondiale a récemment suscité chez les chercheurs en sciences historiques de plus en plus d'intérêt. Cela s'inscrit dans le contexte du centième anniversaire du déclenchement de la Première Guerre Mondiale et dans l'effort fait pour repenser le passé historique de la Russie, débarrassé de l'influence des dogmes idéologiques et clichés politiques de l'ère soviétique. Cependant la naissance d'un point de vue nouveau et non-idéologique de l'histoire de la Première Guerre Mondiale n'est pas toujours compatible avec l'utilisation de méthodes scientifiques historiques éprouvées. Souvent les sentiments l'emportent sur la rationalité, et une étude systématique profonde des événements s'arrête à une compréhension superficielle, ce qui conduit à un extrême dans le cas de l'étude de la Première Guerre Mondiale : une analyse biaisée des événements et des faits, par exemple du clivage alors existant entre les généraux de l'armée russe, jusqu'aux éloges (non-systématiques) à propos de leur compétence, ce qui est de nature à générer de nouveaux mythes à propos de l'histoire de cette période. Il est nécessaire de surmonter cette crise de croissance. Cela ne peut être réalisé que par une recherche méticuleuse des documents d'archive et par leur analyse impartiale. En parallèle de ces considérations, il convient de noter que les documents provenant des archives des unités militaires et du haut commandement de l'armée russe ont déjà été utilisés auparavant, et le sont toujours aujourd'hui par la recherche scientifique. Mais pour être utilisés en tant que source par les chercheurs, ils doivent être traités avec prudence et un recul nécessaire, car il s'est par exemple trouvé qu'à des degrés divers des commandants de l'armée essayaient de « blanchir » leurs actions décrites dans les rapports, en ne divulguant pas toute la vérité dans les communiqués de combat et d'autres documents, ce qui signifie que dans l'armée russe était touchée par un phénomène de rejet de la faute sur les unités voisines, sur les subordonnés, ou à l'inverse sur les supérieurs.
Mais si les archives des état-majors et des unités militaires sont abondamment cités dans la littérature scientifique, une autre source intéressante, mais néanmoins en marge de l'intérêt des chercheurs russes quant à l'histoire de la Première Guerre Mondiale, sont les lettres écrites par les soldats du front à leurs familles.
De tels documents sont conservés dans les archives fédérales et/ou locales. Tout d'abord, les lettres du front se trouvent au Fonds des Archives militaires et historiques de l’État russe (RGVIA). Au début de la guerre a été mis en place en Russie un « Règlement provisoire sur la censure militaire ». L'article 6 de ce règlement prévoyait que les courriers en provenance des théâtres d'opérations militaires soient lus dans leur intégralité et éventuellement censurés, de façon à prévenir « la diffusion en temps de guerre dans la presse écrite et dans les communications postales et télégraphiques […] de toute information pouvant nuire aux intérêts militaires de l’État »1. Toutes les informations ayant trait aux opérations militaires (telles que les relevés de position, les itinéraires de marche, les noms de lieux, les récits des engagements, et ainsi de suite), ont ainsi été soumis à la censure. Il est arrivé que des lettres entières soient censurées. Suite à cette opération de censure, on a conservé sur initiative du RGVIA à la Direction Principale de l’État-major Général de nombreuses lettres ainsi que des extraits auparavant censurés. Des lettres ont également été conservées par le Bureau de Contrôle des Postes et du Télégraphe militaire, de même que dans les archives des districts militaires et dans les archives au front elle-mêmes. De nombreuses lettres ont été déposées individuellement auprès d'autres fonds et collections. Pendant la guerre, ont été envoyés du front plus d'un milliard sept cents millions et lettres et documents2, parmi lesquels 20 millions sont passés par la censure3. Selon l'historienne russe A.B. Astashova, on a conservé aujourd'hui entre 170 et 200.000 extraits de lettres, ainsi que 50 à 70.000 lettres du front intégralement préservées4.
Cette vaste collection de sources n'a jusqu'à maintenant pas été utilisée à son plein potentiel. Il existe des publications individuelles bien structurées de lettres, ainsi qu'un petit nombre sont publiées comme sources de travaux universitaires, revues, monographies, collections, etc. Par conséquent, le nombre de publications de ces lettres du front ne peut pas être considéré comme représentatif.
La publication de lettres du front avait déjà commencé du temps de la Première Guerre Mondiale. A cette époque, elles étaient publiées principalement dans des publications périodiques régionales5, et elles peuvent être divisées en deux catégories : les lettres de remerciements pour les colis reçus6 [de la part des familles], et les lettres de soldats et d'officiers décrivant la vie de tous les jours sur le front7. Le premier recueil de lettres a été créé en 19178. L'étape suivante fut la publication de lettres dans les décennies 1920-19309. La publication de lettres du front servait alors à soutenir l'idéologie du nouveau gouvernement. Les lettres des soldats (soigneusement sélectionnées), publiées sous formes de collections dans des revues, étaient censées mettre en exergue le caractère impérial(iste) et étranger de la guerre à la population. En suivant cette logique, les paysans et les ouvriers, vêtus d'un uniforme de soldat, ont donné leurs vies pour le Tsar, pour les capitalistes russes et les grands propriétaires, ont versé leur sang pour les intérêts de la bourgeoisie mondiale, et non pas pour défendre leur pays ; Et si oui, alors toutes les victimes causées l'ont été en vain, et par conséquent, les actions du tsarisme, les gens plongés dans l'abîme de la guerre, la criminalité et le régime criminel en lui-même n'ont pas le droit d'exister. Ainsi, avec le recours à ces lettres du front, ont a étayé l'idée de délégitimation du régime tsariste et du pouvoir de la bourgeoisie, par opposition à la légitimité du pouvoir des bolcheviques. L'héroïsme, le courage, le patriotisme et l'esprit de sacrifice du soldat et de l'homme russe en général sont pour ces mêmes raisons soigneusement supprimés des extraits publiés et même des collections accumulées. Dans les années 1930, ayant atteint son objectif, la propagande soviétique s'est désintéressé des lettres du front de la Première Guerre Mondiale. A la suite des terribles événements de la Seconde Guerre Mondiale, la question des publications et des recherches à propos du patrimoine épistolaire de la Première Guerre Mondiale a été repoussée en marge de l'intérêt et de la démarche scientifiques. Les publications ont ainsi été interrompues de nombreuses années, et ce n'est que dans les années 1990 qu'elles ont de nouveau attiré l'attention des chercheurs et ont fait l'objet de republications dans des revues scientifiques spécialisées10. Leur nombre a encore augmenté dans les années 2000, mais est encore loin d'être significatif11.
L'introduction accélérée de ce nouveau type de documents comme source de la recherche historique pose le problème de leur analyse complète. Tout d'abord, une part importante du travail est consacrée à la typologie des lettres. C'est assurément une question importante, puisque du classement de ces lettres dépend l'efficacité de leur analyse, et ainsi de la compréhension de l'exactitude de la réalité du front et des zones proches de celui-ci. Mais en raison des caractéristiques propres à chaque auteur de ces lettres, ainsi que du grand nombre de thèmes abordés par eux dans leurs écrits, il est assez peu réaliste de définir un critère de classement pertinent pour une source aussi massive de documentation que le sont les lettres du front ; Ce critère restera essentiellement subjectif et ne permettra pas de classer les lettres de façon rigide. Par conséquent, le critère le plus pertinent est de classer les lettres selon leur typologie. En premier lieu, le lieu d'écriture (secteur d'opération) et la date. Ensuite, viennent les lettres
d'une part décrivant les combats, et d'autre part décrivant la vie au front et sur l'arrière. Enfin, viennent les lettres ayant un potentiel critique.
Les lettres du front, peut-être plus que toute autre source, à l'exception des journaux et carnets tenus par les soldats, expriment la relation très personnelle qu'a l'auteur avec les événements, et montre ainsi la guerre sous un jour autre que celui des rapports militaires, communiqués, articles de presse et tout autre document de caractère officiel. Ceci tient du fait que la lettre est une forme de communication privée entre personnes. La valeur des lettres du front comme source de l'histoire de la vie militaire quotidienne tient justement dans cette compréhension personnelle de la guerre qui y est exprimée.
Les lettres du front contiennent une force irrationnelle toute spéciale, où sont exprimés les sentiments et les pensées de l'homme à sa limite. Quand un soldat écrit une lettre, c'est qu'il est encore vivant, alors que demain, peut-être, il sera happé par la mort, et une lettre inachevée, c'est l'occasion d'y rajouter les dernières nouvelles, pour la maison, pour les proches. Même dans les mémoires militaires, écrits de mémoire après un certain temps, la tension psychologique et émotionnelle intérieure, l'expression des pensées et des sentiments, ne sont pas aussi pertinents dans leur présentation des événements vécus que les lettres du front. C'est parce qu'elles ont, pour toujours couché sur le papier, à nu, les tragédies des hommes pris dans le tourment de la guerre, face-à-face avec la mort. C'est pourquoi de telles lettres amènent le chercheur à comprendre l'existence du problème de l'« homme en guerre ». Il semble presque que l'on puisse entendre les voix lointaines des auteurs de ces lettres, à jamais tombées dans l'oubli, regarder la guerre à travers leurs yeux, sentir son rythme implacable, pénétrer le voile du temps et voir cette guerre au moyen du prisme de l'esprit : de simples soldats en uniformes gris, marchant d'un pas fatigué dans la boue des routes du front causée par les pluies sans fin de l'automne, ou bien les luttes à mort dans le froid de janvier sur le champ de bataille, les villages brûlés et les villes détruites, les attaques au gaz des Allemands sur des positions du front oriental jonchées de cadavres, et encore beaucoup d'autres, associés aux événements de la Première Guerre Mondiale. Décrire l'expérience de la guerre comme une réalité horrible, comme la confrontation sanglante de millions et de millions de soldats, célébrant le triomphe de la mort, qui gouverne sa rage débridée d'un autre temps et qui l'exprime par d'autres moyens, non pas avec la brosse ou le pinceau d'un peintre, mais avec la plume et les mots d'une personne ordinaire, ce qui ne la rend pas moins inquiétante. « Nous défendons un pont. Hier les Allemands voulaient se diriger de notre coté. Nous avons attendu qu'ils soient au milieu du pont et avons ouvert un feu d'enfer sur eux, à tel point qu'ils ont du s'enfuir en baissant la tête. Sur le pont les cadavres étaient littéralement entassés. Aujourd'hui, ils tentèrent de nouveau la traversée, ou bien ils voulaient seulement relever les cadavres. Le tir précis de notre artillerie a dégagé le pont de tous ces « saucisses » [entendre par là, les Allemands, dans le langage de la troupe] à la gueule rougie. Se dirigeant vers nous, voilà qu'ils veulent traverser. Ils se lancent dans l'eau jusqu'au cou, ils veulent par tous les moyens arriver de notre coté, mais notre artillerie et notre fusillade les arrête à la moitié du parcours. Après le combat, on a dit que la rivière s'était teintée de rouge. C'est probablement vrai, vu que les Allemands ont laissé entre 5 et 6.000 morts sur le terrain, la plupart dans la rivière »12. Ainsi un soldat russe a décrit les combats sanglants qui ont eu lieu en décembre 1914 sur la rivière Bzura, en Pologne. Un autre participant à ces batailles à la cruauté inhumaine sans précédent les a rappelés dans sa lettre, parcouru d'un frisson et avec un pincement au cœur : « Nous étions dans la tranchée et avons repoussé les attaques des Allemands, mais ils ne se sont pas approchés à moins de 400 pas, avant de battre en retraite. Quatre fois ils se sont attaqués à notre tranchée, on pouvait distinctement voir leurs visages, mais ils ne pouvaient pas résister à notre feu, et nous les avons chaque fois refoulés. Sazonov et moi étions dans la tranchée, nous avons tiré sur leurs officiers et les soldats que nous choisissions, en général les plus grands. Et nous leurs en avons imposé à ces damnés ! Ils se déplaçaient en silence, sans arrêter, comme un mur. Nous avons attendu qu'ils soient tout près et avons ouvert un feu terrible sur eux à bout portant. Ils sont tombés en arrière et ont prestement fait demi-tour. Notre peau frissonnait à cause du gel, et nos cheveux se raidissaient sur nos têtes. Je pense que Sazonov, le sergent et moi avons tué un tas d'Allemands. Ils sont péniblement arrivés très près de nous. Leurs visages étaient pâles, alors qu'ils s'approchaient. C'était effrayant. Je prie Dieu que cela ne se reproduise plus ! »13. Ces combats, qui ont pris place en janvier 1915 sur la rivière Ravka14 pour le contrôle de Volya Chidlovskaïa et Goumine, ont tourné au massacre, ce qui est décrit dans les lettres des soldats y ayant pris part : « Nous avons perdu ici [Près de Volya Chidlovskaïa, NDLA] les trois quarts de nos effectifs, et sur les 4000 baïonnettes du régiment il en reste environ 800. […] Je suis retourné à mon régiment. Je n'y ai plus aucune connaissance, parce que pendant que j'étais parti commander le 218ème régiment15, notre 2ème bataillon16 a été envoyé à l'attaque du v[illage] de Volya Chidlovskaïa, et tous y ont été tués. […] Ce n'est pas la guerre, mais juste une sorte de massacre »17.
On peine encore aujourd'hui à se représenter les proportions qu'ont pu avoir les massacres de janvier 1915 sur la rivière Ravka. Il semble que les participants de chaque coté s'étaient fixé comme objectif de rayer l'autre de la surface de la terre, et la vie humaine paraissait alors bien peu de choses dans le creuset de la bataille. « Les 18, 19 et 20 janvier18, il était interdit de faire feu individuellement, il fallait tirer tous ensemble, comme un ouragan. Il y avait 100 batteries ennemies en face de 3 ou 4 de nos régiments (10 verstes de front) ; cela représente 400 canons. Un régiment, occupant environ 2 verstes, encaissait de 2 à 300 tirs par minute en moyenne »19. Près de 24.000 obus par heure étaient tirés sur les soldats russes20. « Les canons ennemis grondaient de manière démente, l'ennemi n'a pas économisé ses obus » «écrit à propos de ce bombardement un officier russe. « Les soldats priaient Dieu, beaucoup pleuraient ou imploraient leurs camarades de ne pas les abandonner à l'ennemi s'ils tombaient dans leurs tranchées ou dans les tranchées ennemies ; S'ils étaient tués, on les enterrait de manière chrétienne, et s'ils étaient blessés, on les transportait vers le poste de secours. Tout cela me faisait une impression horrible, mettant mes nerfs à vif, et j'éprouvais moi aussi l'envie de pleurer et de réconforter chacun d'entre eux.
« […] Notre abri pour nous protéger des obus avait été creusé mais aussitôt détruit par les projectiles ennemis, et s'était immédiatement effondré, le seul salut consistait à s'en extraire et de se tenir dans la tranchée ».
« Les soldats, entassés à proximité les uns des autres, étaient assis près de nous, et certains étaient couchés, pensant que cela les sauverait. […] Le bombardement s'intensifia. Il y eu des minutes terribles... On ne pouvait se cacher nulle part, l'ennemi tirait de plus en plus vite et de plus en plus près de nous, il sera ce qui doit être... Tous n'attendent que la mort »21.
« Les tranchées, écrit un officier russe ayant survécu à l'attaque, ont littéralement disparu de la surface de la terre. Dans notre régiment22, sur un front large d'une verste et demi à deux verstes, l'ennemi est monté à l'attaque en larges colonnes, sans doute plus d'une division. C'était sans précédent dans les conditions modernes de combat, et cela rappelait Borodino, où l'on marchait vers l'ennemi épaule contre épaule, coude à coude. Je vous laisse imaginer quelles ont été les pertes allemandes »23. Et effectivement, les pertes subies par les Allemands ont été énormes en deux jours de combat (18-19 janvier/31janvier-1er février 1915). Voici le spectacle qui s'offrit à un servant de mitrailleuse du 98ème régiment Yourievski, quand la nuit tombante eut interrompu le carnage : « La tranchée elle-même avait un mètre de profond, et elle était large de 5 pas, un fossé parsemé de cratères d'obus, sans ses traverses et ses auvents, et le no man's land était semé des cadavres allemands, abattus jusque dans la tranchée où ils avaient fait irruption. […] A l'arrière, c'était devenu gênant. On a installé le nid de mitrailleuse, et alors que le renforçais la position, il m'est apparu que les Allemands rampaient en grand nombre en direction de notre parapet. J'ai voulu ouvrir le feu, mais j'étais sûr que les cadavres resteraient sur place une journée entière. Et de nombreux furent effectivement abattus, mais, couchés à cause de nos tirs, il me semblait qu'ils étaient toujours plus nombreux »24. Des Allemands faits prisonniers ont révélé que « Les divisions étant montées à l'assaut dans les secteurs de Goumine et de Volya Chidlovskaïa ont été surnommées les divisions de la Mort, en raison des énormes pertes subies »25.
Mais les Allemands, après trois jours d'un combat d'une férocité sans précédent, ont quand même réussi à chasser les troupes russes. Afin de regagner le terrain perdu, le commandant du front du Nord-ouest a lancé à l'attaque de Volya Chidlovskaïa les régiments russes. Les positions allemandes étaient bien fortifiées, protégées par le feu direct de nombreuses mitrailleuses et le tir de support de l'artillerie : « Notre régiment a reçu l'ordre de reprendre le manoir de Volya Chidlovskaïa », se rappelle un des participants à l'attaque, « que les Allemands ont renforcé avec soin. Il y avait un toutes sortes d'obstacles, et surtout un nombre incalculable de mitrailleuses. Sur deux verstes de large il y avait plus de 50 de ces armes infernales. Nous avons été obligé d'attaquer de jour à 9h du matin, alors on peut s'imaginer l'enfer venant du tir de ces mitrailleuses, des fusils et de l'artillerie. Dieu seul sait, quelle est la solution. C'est là que j'ai eu à être confronté à la souffrance des soldats blessés. Et combien de cadavres y avait-il »26. Les bataillons russes attaquant furent arrêtés, et l'attaque repoussée. Cependant les tranchées avancées sont occupées pas de plus en plus de régiments, déterminés à s'emparer de la position de Volya Chidlovskaïa. Mais les officiers et soldats de ces unités ne savaient alors pas encore qu'ils étaient condamnés, que l'héroïsme de leur ruée vers les mitrailleuses allemandes serait brutalement fauché, et que seulement quelques uns parmi eux survivraient à cette journée.
« Le 20 janvier, tôt le matin, nous avons appris que l'offensive se tiendrait à 11h. […] Notre régiment occupe le centre du flanc gauche de la ligne d'assaut générale. Enfin, le mot a été passé de « se préparer pour l'attaque ». C'était comme si une décharge électrique était passée dans chacun de nous : qui rassemblait des munitions, qui, ôtant son bonnet, était soudain indépendamment de sa volonté pieusement traversé par ce sentiment qui précède l'approche des moments décisifs. Mais voilà que circule à son tour l'ordre « en avant ». Nous sommes sortis des tranchées, aux mots de « Frères ! En avant ! ». Comme des fourmis, les hommes ont sauté hors des tranchées, et, regardant droit devant eux, se sont mis en formation, regardant la mort droit dans les yeux. […] Passé 30 ou 40 pas, le même malheur se reproduisit. Tous les suivants furent mis à terre. Nos efforts (à nous, les officiers), de les relever, ont été infructueux. « Tenez, Frères ! Hourra ! », pas un seul n'a bougé. A ce moment, le feu ennemi atteignait son paroxysme, la mitrailleuse allemande travaillait à plein, causant la mort de droite et de gauche. […] Tous les efforts pour relever les fusiliers furent vains, et ils s'écrasèrent comme les vagues sur le rivage. On n'entendait plus les cris, seuls les gestes pouvaient être compris. Combien de temps s'écoula ainsi, je ne saurai le dire ; peut-être une heure, peut-être seulement quelques minutes, mais je me souviens comment tous ont tourné leur dos à l'ennemi en même temps. Voyant cela, je me mis à fouetter l'air de mes mains : sauver l'attaque n'étais pas possible. Les cris de « stop ! » étaient vides de sens. Revenant vers les fuyards, j'aperçus que seuls les officiers formaient encore la ligne. Pour la première fois l'instinct de préservation prit le dessus, et afin de ne pas tomber vivant entre les mains de l'ennemi, nous avons du, nous les officiers, nous joindre aux fuyards. Je n'oublierai pas cette image jusque dans mon cercueil. Les soldats tombaient de tous cotés. Les gémissements des blessés, leurs cris de « Frères, ne partez pas, aidez-nous ! », le sifflement des balles, tout cela était l'enfer. On voulait aider les blessés, mais comment cela était même possible ? S'il y en avait eu deux ou trois... mais il y en avait des centaines ! Je me suis retrouvé dans nos tranchées de départ avec un petit groupe. C'est alors seulement que je revenais à moi, quand tout redevint calme. Considérant ce qui venait de se passer, j'avais grand peine à contenir mes larmes. J'étais terriblement affecté par les pertes. En soirée, on avait compté les pertes : Neuf officiers […], quatre tués et cinq blessés ; les rangs inférieurs comptaient plus de 1.000 pertes. Beaucoup reposaient encore sur le champ du carnage. Toutefois, une heure plus tard, chaque unité a envoyé des hommes pour relever les blessés et les morts, mais les Allemands ont de nouveau ouvert un feu nourri, et nous avons du reculer. Beaucoup, vraisemblablement, ont été récupérés par les Allemands. Les autres étaient à plaindre de leur sort »27. Beaucoup d'entre eux ont fini par se vider de leur sang ou bien par geler dans le no man's land. D'autres ont eu plus de chance et ont survécu. Mais ils ont du longtemps attendre de l'aide, parfois pendant plusieurs jours. « Il y avait encore aujourd'hui tellement de blessés », écrit dans une de ses lettres le médecin du régiment, « qui étaient encore là-bas depuis quatre jours. Ils ont tous une odeur de cadavre »28.
Ces jours-ci, pour la première fois sur le front oriental les Allemands ont fait usage contre les positions russes de plus de 18.000 obus29 répandant du gaz de combat lacrymogène, dans le cadre de la bataille de la Ravka. Ce gaz faisait saigner la gorge30 et pouvait même causer une perte de connaissance31. Ceux qui ont survécu à l'attaque au gaz décrivirent qu'« à l'explosion des obus contenant le gaz, tous les soldats s’effondrèrent inconscients, comme des mouches32 ».
Le 23 janvier (5 février) 1915, le commandement russe a lancé une dernière attaque contre Volya Chidlovskaïa, avec encore un grand nombre de victimes. Le même jour on abandonna toute idée d'attaque contre les positions allemandes. La bataille de la Ravka était terminée. Mais il y avait tellement de blessés, qu'on a continué sans arrêt de les transporter vers l'arrière : Un témoin oculaire écrivit : « En une journée, sont arrivés à Varsovie plus de 19.000 blessés, tous provenant du secteur de Volya Chidlovskaïa. Là, sur quelques verstes, s'étendaient les cadavres d'hommes et de chevaux, des chariots abandonnés. Une de nos unités équipée d'automobiles a transporté plus de 3.000 blessés. L'horreur ! »33. En un peu plus d'une semaine de combats (du 23 janvier au 5 février) sur la Ravka, de part et d'autres on a comptabilisé un grand nombre de pertes, s'élevant au total entre 70 et 80.000. Les pertes allemandes furent d'environ 30 à 40.0003435 hommes. Les forces russes perdirent 40.000 soldats36. C'est inimaginable, compte tenu que le secteur concerné ne fait que 6.5 kilomètres de large !
L'exemple ci-dessus d'une description épistolaire des combats de la rivière Ravka montre quelle caractère les lettres du front possèdent, et comment elles peuvent aider à la compréhension profonde de la réalité. En tant que masse de sources elles possèdent un caractère de régularité, dans lequel la compréhension par les chercheurs de toute la diversité des événements qui ont eu lieu et de la réalité devient possible, par la publication en plus grand nombre de ces lettres du front par un nombre croissant de médias. Une telle approche nous permet de voir cette réalité et l'instantanéité, pour changer notre regard sur le passé, sur les événements de la Première Guerre Mondiale, comprendre et considérer comme acquis, que la guerre tue, et que la guerre est synonyme de mort. C'est pourquoi il est aujourd'hui nécessaire de publier en commun un large spectre de ces lettres du front, plutôt que de les publier de façon éparse dans des revues, almanachs, compilations fragmentaires et autres publications scientifiques.
(Moscou)
Bonne lecture!
Sokolov
- InvitéInvité
Re: Les lettres du front comme source historique de la Première Guerre Mondiale (Russie)
Jeu 16 Avr 2015 - 19:41
Superbe document très intéressent et instructif
et bravo Soko pour la traduction de ces 14 pages
et bravo Soko pour la traduction de ces 14 pages
- InvitéInvité
Re: Les lettres du front comme source historique de la Première Guerre Mondiale (Russie)
Ven 17 Avr 2015 - 10:01
super (façons de parler) ça faisait longtemps que j'avais pas lu des lettre de guerre et ça donne une autre vue sur la guerre qui est parfois oublié un peu trop souvent.
Même si on a conscience que la guerre tue...après des lectures comme celle-ci ça nous rafraichi la mémoire et nous fais reculer sur nos gestes et paroles.
La guerre a vraiment évoluer avec expérience, c'est dommage mais tant qu'ont refais pas les cadavres déjà fais, nous montrerons un respect envers les morts.
Même si on a conscience que la guerre tue...après des lectures comme celle-ci ça nous rafraichi la mémoire et nous fais reculer sur nos gestes et paroles.
La guerre a vraiment évoluer avec expérience, c'est dommage mais tant qu'ont refais pas les cadavres déjà fais, nous montrerons un respect envers les morts.
- SokolovFondateur et administrateur [REM]
- Nombre d'obus tirés : 929
Date d'inscription : 07/12/2013
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Re: Les lettres du front comme source historique de la Première Guerre Mondiale (Russie)
Mer 22 Avr 2015 - 18:12
Merci les gars :)
T'as totalement raison Beckert, on a tendance à ne voir la guerre qu'à travers nos écrans, on en oublie toute l'horreur...
T'as totalement raison Beckert, on a tendance à ne voir la guerre qu'à travers nos écrans, on en oublie toute l'horreur...
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